Le soir, après avoir rempli mes bidons avec 40 litres d’eau, et rassemblé toutes mes affaires, je me rends compte que ça fait beaucoup. Je commence un exercice que je ferai ensuite quotidiennement : une revue d’optimisation de mon matériel. Je suis pris d’une certaine anxiété, la nuit ne sera pas bonne.
Je pars en direction de Colchani, petit village de paludiers situé à 20 km et qui constitue l’entrée sur le salar la plus utilisée. Le salar de Uyuni est le plus grand désert de sel du monde. Pendant mes préparatifs, j’avais repéré une bifurcation à mi-chemin menant à une entrée alternative sur le salar, mais je n’étais pas vraiment sûr de mon coup. Je décide quand même de prendre ce raccourci. Alors que j’avais imaginé devoir faire face à une appréhension en entrant sur l’immensité du salar, c’est finalement un soulagement, car cela prouve que mon raccourci était bon. Midi, c’est l’heure de casser la croûte.
Je marche vers le nord tout le reste de l’après midi, jusqu’à ce que j'aperçoive au loin les ruines d’un bâtiment.
Je pars faire une petite balade vers une zone du salar exploitée par un vieux bolivien qui, en environ une heure,transforme un carré de quelques mètres de côtés en un tas de sel ; afin que l’eau s’en écoule.
J'imagine que cette ruine sera un bon abri contre le vent. Le problème, c’est qu’à cause du sol (très bosselé et très dur) je suis obligé de planter la tente un peu plus loin; mais en essayant tout de même d’être abrité par les vestiges. Malheureusement le vent tournera plus tard dans la soirée, ce qui me vaudra un haubanage supplémentaire en corde Dyneema. J'utilise des piquets en titane spécialement achetés pour cette expédition car le sol est très dur. Je pense que c'est assez comparable à de la glace. Le plantage à l'aide d'une pierre fait des étincelles et j'ai toujours peur que ça me fasse des trous dans la toile de tente.
Le sel, un peu comme la neige, a tendance à s'amalgamer et à s’accrocher un peu partout.
Ne pouvant pas aller directement à l'ouest à cause d'une zone où le sol est très chaotique (un peu comme s'il fallait traverser un champ labouré gelé), je suis obligé de faire un grand détour pour finalement arriver près de l'entrée du salar proche de Colchani. A présent je dois zigzaguer au mieux pour traverser les zones les moins inondées, qui ressemblent à de la soupe quand la neige fond. C'est le départ de plein de pistes qui vont dans des directions relativement similaires. Je demande mon chemin à des paludiers qui mâchent des feuilles de coca pour prendre des forces avant de se mettre au travail.
Je décide de prendre une piste plus directe que celles les plus empruntées par les touristes dont les tours passent par un bâtiment construit en briques de sel, à usage purement touristique. Malheureusement ma piste s'évanouit et je dois marcher des kilomètres sur un sol plein de "grumeaux" de sel extrêmement durs, hauts de plusieurs centimètres. C'est très chaotique, d'autant que la veille, en entrant sur le salar, j'ai décidé de gonfler mes roues à fond pour avoir un roulage maximum, car, à ce moment là, le sol était roulant.
Je vois de temps en temps des 4x4 d’agences de tourisme au loin roulant à toute allure et qui soudain, en me voyant, ralentissent pour rouler au pas; puis, voyant au bout de quelques minutes que je ne fais pas de signes de détresse, elles réaccélèrent lentement.
Le salar est parcouru le jour par les 4x4 des agences touristiques,mais une fois la nuit tombée normalement c’est calme; cependant j’ai préféré acheter (chez mon fournisseur de sangles à La Paz) quelques mètres de bande réfléchissante, d’autant que les Boliviens ne boivent pas forcément que de l’eau.
Alors que je me trouve en plein milieu du salar, j’aperçois plusieurs 4x4 changeant de direction pour venir à ma rencontre. J’imagine des touristes interloqués de me voir à pied au milieu de nulle part. D’ailleurs j'en profite pour remercier tous ceux qui se sont déroutés pour me demander si tout allait bien, et qui ont accepté d'envoyer à leur retour sur Uyuni un petit mail rassurant à mes proches. Je continue de marcher, les yeux plutôt vers le sol. Lorsqu’ils arrivent à ma hauteur, j’aperçois sur la porte du véhicule le plus proche un logo rond plutôt pas mal fait, je me dit "wow, ça change des autres agences et leurs 4x4 déglingués", ébloui par la réflexion du soleil, je ne prête pas particulièrement attention à mon interlocuteur avec qui je parle par la fenêtre. Après quelques échanges classiques du genre "ça va ?...", j’entends "¿ Pasaporte ?", il me faut quelques secondes pour réaliser qu’il s'agit en fait d’un contrôle d’identité, certainement le plus inattendu auquel j’ai dû me soumettre. C’était des militaires de l’armée Bolivienne, au moins aussi surpris que moi... de rencontrer un piéton à cet endroit. Voyant que je suis français, le chef baragouine quelques mots en français, avant de me demander mon nom à de nombreuses reprises, un peu comme ce que l’on conseille de faire auprès d’une personne que l’on soupçonne d’avoir subi un Accident Vasculaire Cérébral. ;o)
En début d’après midi, je suis dépassé assez loin par une moto, et comme les 4x4, subitement elle ralentit, mais plutôt que de réaccélérer, elle entame une grande spirale pour finir par venir à ma rencontre. C’est Uwe, un voyageur allemand au long cours, stupéfait de me trouver là. On se donne rendez-vous à l'île Incahuasi qui est aussi mon "objectif" de la journée.
Sur le salar on aperçoit l'île (qui culmine à plus de 100 m) à plus de 25 km, tout l’après-midi j’ai l'île en ligne de mire, elle n’en finit pas de se rapprocher. Ce sera très long, d’autant plus qu’un vent de face se lève et que le revêtement devient de moins en moins roulant. Je finis par rejoindre l'île après une longue journée de marche de 44 km. Je suis sur les rotules avec le début d’une douleur en bas de la jambe gauche.
On plante les tentes, et le vent se renforce jusqu’à devenir vraiment très violent. Malgré mes piquets en titane, j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour que ma tente ne se fasse pas la malle. Heureusement pour Uwe, j’avais quelques piquets en rab.
Quizz : Quel est le point commun entre mon expédition et les navettes de la NASA ?
Réponse : Tout comme la navette Discovery, je pars à la découverte, et je suis propulsé entre autres avec deux booster à poudre, les miens ne sont pas remplis de propergol solide, mais plutôt d’un mélange de lait pour nourrisson et de chocolat en poudre, tous deux avec une liste longue comme le bras d’éléments et autres vitamines, le tout contenu dans des bouteilles judicieusement nommées. Avec de l’eau chaude et de l’avoine pour les protéines, c’est un régal.
En fin de journée, je fais des signes à un 4x4 allant dans mon sens, le premier de la journée, pour lui demander s’il peut m’aider en déposant un sac de bouffe dans un refuge, afin que je le récupère dans environ une semaine. J’essuie un refus de la part d’un chauffeur peu aimable. Je retente avec le 4x4 suivant (peut-être le dernier de la journée), et là je tombe sur un chauffeur super sympa, qui accepte volontiers. Il croit que je suis à vélo. Lorsque je lui explique que je suis à pied, il descend ainsi que ses touristes et on discute pendant un bon moment. Les questions fusent, c’est super sympa et ils repartent avec une partie de ma bouffe qu’ils déposeront dans le refuge de la laguna Hedionda. Merci les gars !
N’ayant plus de voix depuis que je suis sur le salar (suite à un coup de froid pendant la nuit), et le si peu qu’il me reste vient tout droit d’outre-tombe, ce n’est pas le plus pratique pour entrer en contact avec les gens.
Tout en marchant, j'observe, de loin, les groupes de touristes faire leurs figures imposées comme des centaines de milliers d'autres avant eux (salar jumping et salar perspective). Aujourd’hui, c’est la sortie du salar de Uyuni (par Puerto Chuvica) après quatre nuits passées dessus. Je m’attendais à avoir une sortie du salar plus difficile (zone humide). Finalement ça a été assez rapide. Par contre le premier choc sera de retrouver toute cette poussière, comparé au salar, qui a un certain côté clinique, d’autant qu’aujourd’hui il y a beaucoup de vent. J’ai le vent dans le dos heureusement pour moi, ça avance assez vite. J’aperçois des tourbillons de poussière au loin se déplaçant assez rapidement. Je marche sur une large zone, et sans m’en apercevoir je me laisse dériver ; au bout d’un moment je me demande si je dois continuer. Dans le doute, je décide de faire demi-tour pour rejoindre une piste dont je maîtrise mieux le tracé. Face au vent, je déguste ! (après quelques recherches faites depuis, la piste que j’avais empruntée n’était peut-être pas si mauvaise, voire même peut-être un raccourci, mais bon, sur le terrain, il faut assurer).
La piste passe par des zones ensablées, dans lesquelles est cultivée la quinoa, j'y ai laissé quelques forces. Je m'en souviendrai à l'avenir à chaque fois que j'en mangerai.
La journée de marche est longue et je réussis sans trop y croire à rejoindre le village de San Juan. Plus grand que je ne l'avais imaginé, et si je l'avais su, je serai parti avec un peu moins d'eau. Je prends une piaule dans un hôtel récent construit en briques de sel (comme la ruine du salar, mais en neuf). La douche est plus que bienvenue.
Les douleurs étant trop présentes, il faut prendre une décision, et je n'ai pas vraiment le choix. D'autant plus que ce soir, si j'en ai la force ou demain, je vais passer par une petite base militaire plus ou moins abandonnée (il reste 12 hommes en poste). Mais surtout cette base est juste à côté de la ligne de trains de marchandises avec quelques wagons de passagers, qui relie le Chili à la Bolivie. C'est décidé, quand j'y arriverai, je m'arrêterai là.
Encore une longue journée, je longe depuis un bout de temps la ligne de chemin de fer, et puis finalement j’arrive à la base, sur les rotules. Je ne suis pas seul, près du petit bâtiment muré qui sert de gare, une femme et son fils attendent le train pour rejoindre Uyuni. Une nouvelle question se pose : que faire du Ronnix ? J'avais imaginé démonter mon chariot et garder pour la suite de mon voyage les pièces les plus chères et celles qui ont été les plus compliquées à fabriquer. Et puis finalement, en voyant le jeune homme utilisant mon chariot sur quelques mètres pour me donner un coup de main, je décide de lui en faire don intégralement (chariot, sangles, harnais, outils), ce qu'il accepte avec enthousiasme. Pour faciliter le transport, je lui montre comment démonter les bras encombrants du chariot.
Quizz : Quelle était finalement la meilleure analogie avec une mission spatiale ?
Réponse : La mission Challenger en 1986. Comme pour elle, ce fut un sacré challenge, avec un gros travail préparatoire (des centaines d’heures pour le Ronnix, les recherches d'informations, plus 200 km d'entraînement/test avec le Ronnix chargé à 70 kg, etc.), pour finalement finir par exploser en plein vol. Le projet était ambitieux, et j'ai commis quelques petites erreurs qui accumulées dans un environnement aussi hostile, se payent cash très vite.
Parmi les erreurs que j'ai commises, un défaut d'hydratation, pourtant je savais que cet aspect serait décisif et c'est pourquoi j'avais décidé de partir avec beaucoup d'eau pour ne pas me limiter. Mais l'altitude, la fatigue, le goût de l'eau traitée au Micropur Forte, l'utilisation d'un camelback (au début), la chaleur et le fort soleil, ont été autant d'éléments qui ont fait que boire demandait un effort. Et j'ai eu la naïveté de croire qu'en cas de surplus d'eau ou de nourriture, il suffirait de boire ou manger plus, or c'est loin d'être aussi simple. Je ne suis pourtant pas le dernier pour biberonner, j'aurais peut-être dû remplir mes bidons avec du Picon-Bière ;o).
Comme je le disais au début, compte-tenu du temps qui m'était imparti pour tenter de faire cette traversée d'environ 500 km, je me devais d'essayer de gagner du temps sur la première partie, c'est ce que j'ai fait en gagnant un jour et demi sur les 220 km que j'ai parcourus, hélas ce fut au détriment de ma santé.